Victoria le 26 Juin
1862
Mon cher Père
Enfin je puis répondre à ta lettre du 10
Janvier. J’ai passé du mauvais temps & payé cher ma bienvenue au Brésil ; j’ai
même failli trépasser ; c’est comme si j’ai avais en un présentiment en
mettant le pied sur le sol du Brésil, que du reste je chéris comme une seconde
patrie. Le pis est que ma maladie m’a condamnée à un sejour à Bahia de
près de trois mois & à une dépense de pris de trois mille francs. Ma pauvre
femme s’est donc vu de nouveau forcée à repondre le gouvernement de ma
plantation, après deux mois de repos. Je ne prétends pas te faire l’histoire de
ma maladie, mais j’eu dirai quelques mots comme preuve qu’avec la meilleure volonté
de bien faire, on fait quelquefois mal.
En Europa on a les jouissances du cœur & de
l’esprit : ici on n’a que celles du corps, dont une des premières est une
bonne table, aux plaisirs de laquelle on s’adonne d’autant plus qu’il faut, en
effet, soigner, nourrir & stimuler son corps beaucoup plus qu’en Europe.
Or, à mon retour ici, habitué au régime sobre de l’Europe, ayant étudié
quelques œuvres homéopathiques, qui prêchent la tempérence & que je
trouvais parfaitement rationels, trouvant qu’il était ignoble de dévorer journellement
des masses de grosses viandes, de s’ingurgiter des quantités des gros vins de
Porto, de Tenerifa ; le tout accompagné de bon nombre de tasses de café,
dont on ferait tout une cafetière pleine de chacune en Europe, & de petits
verres de cognac & de rum : j’ai complètement modifié mon système de
vie ; c. a. d. j’ai continué mon hygiène d’Europe, subsituant le vin de
Bordeaux avec de l’eau aux vins captieux du Portugal, combinant la nourriture
végétale avec l’animale, congédiant les liqueurs fortes ect. Sans croire aller trop loin dans ces réformes de tempérance, je l'ai portant été. Les médecins me l’ont
dit & l’expérience l’a montré.
J’ai attrapé la maladie qu’on appelle ici
Anémie générale endémique, qui consiste en une tendence de tout l’organisme à
se liquéfier, à se changer en eau. Le sang se métamorphose en eau, la chair en
lymphe, vers la fin même les os deviennent spongieux & imbibés de liquide ;
une fièvre adinamique accompagne la maladie ; l’épiderme devient d’une pâleur
livide ; le cœur fait des efforts désespérés pour mettre en circulation le
sang dégénéré, auquel les poumons ne communiquent plus d’oxigène ; les
extrémités enflent d’abord, puis tout le corps & l’hydropisie termine la
scène. Heureusement je n’ai pas été
jusqu’à la fin, grâce à mes deux médecins, un Anglais & un Allemand, qui m’ont
soigné avec la sollicitude de vrais amis, & non comme des mercenaires. Au
reste il est très rare d’observer cette maladie chez des individus de ma
cathégorie ; elle ne se rencontre guère que chez esclaves maltraités par
leurs maîtres & chez les colons venus d’Europe & sujets à toutes les
misères auxquelles les spéculateurs les abandonnent honteusement. Le seul
prophylactique est une diète nourrissante, stimulante, échaufante même ;
les remèdes sont les aromatiques, les acides & surtout le fer. – Grâce à
Dieu me voici rétabli, mais encore sujet à beaucoup de précautions ; la
mémoire & l’intelligence ont en plus de peine à se rétablir que les forces
physiques. J’ai un appétit de loup, mais aussitôt le soleil couché, je grelotte
de froid. Voici pour ma maladie – Maintenant aux affaires.
Ma récolte de café a été gravement compromise
par l’apparition d’un insecte qui, après avoir dévasté les plantations de café
à Rio, est venu dans nos parages, où il a mis les cafiers dans un état qui fait
pitié à voir. C’est avoir du malheur ! sans cet insecte je payais cette
année-ci les trois quarts de tout ce que je dois. Heureusement que la récolte
était tellement abondante, que, même après le sacrifice de plus de la moitié,
faite au dit insecte, le résultat de l’année sera superbe (vu les mauvaises
circonstances) & ne fournira guère moins de 20 Contos de Reis bénéfice net.
Pour plus de trois quarts de cette somme, sans compter les dépenses annuelles
sont déjà faits, & je crois bien pouvoir évaluer ce qui est encore à
cueillir à 5 Contos. – Il est vrai que les prix du café sont magnifiques :
84 francs le quintal de 50 Kilos. Aussi ma femme a tellement pressé la récolte
& les remises à Mrs. Jezler à Bahia, afin de profiter des beaux prix, qu’elle
en est tombée malade & que, à mon arrivée ici, il ma imédiatement fallu
changer mon rôle de malade contre celui garde-malade & médecin ; d’autant
plus que j’ai un grand nombre de nègres malades & la petite vérole parmi
les négrillons. – Pour ce qui est de mon compte courant avec toi, dont tu as eu la bonté de m’envoyer un aperçu, il va sans dire que je ne tirerai jamais des
sommes pour lesquelles tu ne m’as pas crédité ; (..). Tout ce que je te
prie c’est de payer de 6 en 6 mois, à Mr. Barrelet, le montant de la
pension de mes enfans, qui est de 750 f. comme tu sais ; au cas que mon avoir
soit insuffisant pour cela tu payeras ce qu’il y aura, & si cet avoir
venait à se réduire à Zéro, comme tu dis que cela pourrait éventuellement
arriver : alors la seule faveur que je réclame est d’en être instruit le
plus tôt possible, afin de pouvoir aviser. Quant aux autres dépenses
extraordinaires de mes enfans je les règle depuis ici avec Mr. Barrelet,
trouvant très superflu d’avoir des fonds de réserve (quelques mesquins qu’ils
puissent être chômant en Europe, tandis qu’ils peuvent me rapporter ici 10 -
12%. – Voilà pour les affaires.
C’est avec beaucoup de peine que j’ai appris la
mort de mon oncle Sinner, de la cousine de Seedorf & de ton ancien
cammarade Mr. D’Erlach, ainsi que de la grammère Herrenschwand. Je te prie de
bien vouloir présenter mes respects â tous les Parents & amis de la
famille, qui se souviennent encore de moi. Je ne suis ancunément étonné de ce
que tu me dis de Mr. May de Hüningue. – Dans 4 jours ce sera l’aniversaire du
jour où je t’ai revu après une séparation de 15 ans ; en même temps ton
jour de naissance pour lequel je t’envoie mes vœux affectueux & sincères,
espérant le fêter encore une en plusieurs fois dans ta compagnie.
Mes enfans m’écrivent chaque mois depuis
Colombier & paraissent excessivement contents. Mr. Barrelet aussi ne fait
que louer leurs procédés jusqu’ici ; j’ai ici un moutard (Alberto) qui aurait
grand besoin d’aller rejoindre sa sœur & ses frères en Suisse ; mais,
pour l’envoyer tout seul c’est trop risqué & pour l’accompagner moi-même, c’est
trop couteux. En attendant il demande tous les jours à partir, pour aller
rejoindre ses compagnons en Europe.
Nous avons ici des pluies diluviennes qui, après
trois ans de sècheresse causent beaucoup de maladies ; heureusement que le
maudit insecte du café s’en trouve aussi mal que nous autres & dépérit peu
à peu ; le froid aussi est excessif : avant-hier à 5 ½ heures du
matin 11 ¾o R. nous autres nos gêlons positivement par un froid semblable.
Si tu écris à Albert dis lui que j’ai reçu sa
lettre, qui s’est croisé avec la mienne & que je lui répondrai
prochainement.
Enfin, je te remercie bien cordialement, ainsi
que ma mère & mes sœurs pour les cadeaux de nouvel-an, que vous avez en la
bonté d’envoyer à mes enfans. Prochainement tu recevras le sac de café promis,
afin d’avoir un échantillon de mes produits, que j’ose citer, sans fatuité,
comme les premiers en qualité, de la place de Bahia, & qui ne le cèdent en
rien à ceux de Rio.
Je termine en te saluant bien tendrement, ainsi
que ma mère & mes sœurs ; mes complimens affectueux à la tante Elise
& ses enfans ; oncles Fritz & Benoît ; tante Julie ; frère
Charles & sa progéniture.
Ton
fils obeissant
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