Victoria le 7 Juin 1863
Mon très cher Père
Ta lettre du 9 Janvier m’a causé un bien grand
plaisir à cause de toutes les bonnes nouvelles qu’elle contient. En premier
lieu ce sont les bonnes notices de Ta santé & de celle de ma mère :
grand bienfait de la Providence dont je La remercie du fond du cœur, car ainsi
il est probable que nous nous revoyons encore en ce monde. Il est naturel que
Tu ressentes quelque peu les effets de l’âge avancé, surtout après une vie
tellement laborieuse, mais il y a bien des gens qui n’ont pas plus de soixante
ans & qui envieraient la vigueur physique & morale dont Toi & ma
mère jouissent encore.
Ma santé va parfaitement depuis un an que j’ai
echappé à la mort ; toutefois je sens diminuer la force & l’énergie,
ce qui du reste arrive à tous les Européens établis dans des pays de la zone
torride, surtout dans le voisinage des forêts vierges.
Je puis ravi du bon accueil que tout le monde a
bien voulu faire au petit sac de café envoyé l’an passé, quoique j’atribue une
bonne part de son succès à l’amitié que les personnes respectives
ont pour moi. Toutefois je puis dire sans fatuité que mes cafés sont depuis
longtemps les meilleurs qu’exporte la place de Bahia & que même a Rio on n’en
fait pas de meilleur. J’ai en occasion de m’en convaincre, à ma grande joie,
lors de mon passage à Bordeaux en 1861, où les cafés à la marque F.S . sont
très bien connus & Mr. Charles Silliman, un des premiers importeurs de café
à Bordeaux m’a temoigné le plaisir qu’il avait de connaitre le producteur du
fameuse café F.S., auquel il ne trouvait qu’une seul défaut, savoir d’être trop
cher. En effet mes cafés 1re Qualité coutent à Bordeaux, sans palan,
1 fr. 10 cent, donc à peu de chose près au prix que Tu as évalué dans Ta
lettre. Depuis l’instalation de la ligne de paquets transatlantiques de
Bordeaux, c’est à cette place que vont tous les cafés 1re Qualité du
Brésil & il n’y a que le rebut qui aille au Havre. L’exporteur trouve son
compte à payer le fret élevé des paquets parce que le café arrive sur place
avec tout l’éclat de sa couleur, tandis qu’à bord d’un voilier, qui met environ
deux mois pour la traversée, la belle couleur verte (caractéristique au café du
nouveau continent) se perd & se change en une teinte opaque, ce qui ne fait
aucun mal à l’arome & au goût du café, mais ce qui considéré comme un
défaut, par suite d’un préjugé ancien. Le café que je bois a une vraie couleur
de boue, parce qu’il a toujours 6 – 8 ans, pendant lesquels il perd
complétement sa nuance verte ; pourtant il y a peu de princes qui boivent
de meilleur café que moi. – Conservez le café que je vous ai envoyé dans un
lieu bien sec ; le café perd tout mérite lorsqu’il est exposé à l’humidité.
Puisque nous parlons de café je Te dirai que
cette-ci je n’ai pour ainsi dire pas de récolte du tout, & cela par la très simple
raison que je n’ai plus de plantations de café, ne pouvant donner ce nom aux
vastes champs sur lesquels ou n’aperçoit que de longues lignes de troncs secs,
parsemés par ci par là de quelque cafier verdoyant. Quel aspet désolant, même
pour celui qui n’y a point d’interêt. Le travail de 5 ans, pendant lesquels j’ai
négligé tout les autres travaux, & une dixaine de Contos de reis :
tout est perdu ; c’est cependant dur. Me voici dans les conditions voulues
pour faire banqueroute ; car même en fesant de nouvelles plantations de
café il faut attendre 4 – 5 ans pour en avoir du bénéfice & jusque là je
serai dévoré /par mes dettes/. – Enfin patience ! [A. S. – Er war
sehr sanguinisch. Die Banqueroute kam nicht !] Il me reste
encore un puissant ancre de salut : « Le Coton » : Si j’y
avais pensé il y a 6 ans, lorsque j’ai acheté la Victoria, & si, au lieu de
me ruiner avec du café, j’avais employé le même travail & le même capital à
la culture du coton – je serais riche à l’epoque présente. Le coton ne souffre
point de la sécheresse, au contraire il craint la pluie, excepté pendant les
premières semaines après le semis ; or depuis 1858 nous navons en que des
sécheresses. Mais le plus important avantage du coton est la célérité avec laquelle
il entre rapport. Ainsi tandis qu’il faut 3 – 4 ans au moins au café & le
double de ce temps au cacao ; le coton entre en rapport après 6 ou 12
mois, selon que c’est lespèce herbacée ou arborée. J’ai fait venir de Rio de la
graine du premier que je planterai le mois prochain &, pour peu que quelque
nouvelle calamité ne se mette pas de nouveau de la partie, jusqu’à la fin de l’an
je ferai ma récolte & en Mars, époque à laquelle j’ai effectuer mes
payemens, mon coton sera vendu & tout pourra s’aranger pour le mieux. En
tout cas j’ai l’avantage que, si une
plantation de coton vient à manquer, dans 6 mois je puis la remplacer par une
autre, au lieu des longues années qu’il faut pour cela avec le cacao & le
café. Toutefois je ne veux point encore abandonner ces deux cultures quelque
ingrates qu’elles aient été pour moi. – Donc il ne faut encore désespérer de
rien ; j’ai encore le tabac, la soie, la cochenille & l’indigo [A. S. –
richtig !] comme dernières resources, & il faudra bien que d’une
manière ou d’une autre cela aille.
J’ai appris avec plaisir & reconnaissance
que Tu as fait de beaux cadeaux de nouvel-an à mes enfans, ce dont je Te
remercie bien sincèrement, ainsi que de la ponctualité avec laquelle Tu veux
bien toujours payer la pension de mes enfans. Il m’a été bien pénible de ne pas
avoir que envoyer mon quatrième, le petit Albert, rejoindre ses ainés à
Colombier ce printemps, mais Mr. Barrelet m’a dit se trouver pour le moment
dans l’impossibilité de le recevoir. Grace à Dieu les quatre petits ici se
portent parfaitement, ainsi que leur mère & les trois qui sont en Europe ne
me donnent que de la satisfaction sous tous les rapports. C’est là un bienfait
que je dois à mon excellent ami Barrelet, que je ne pourrai jamais assez
remercier & estimer.
Nous avons dans nos eaux continuellement des
corsaires americains des deux partis, qui se chassent & se battent ; heureusement
que les idées d’émancipation ne trouvent aucun écho parmi les esclaves du Brésil,
qui sont trop bien trâités pour désirer un changement de position, à moins qu’on
ne parvienne à leur inculquer des principes de philosophie & à réveiller
leurs passions.
Il y a quelques mois que j’ai reçu une lettre
de la Tante Elise, elle serait bien aimable de me faire savoir son adresse à
Berne, afin de pouvoir lui répondre.
Et maintenant Adieu ! J’embrasse bien affectueusement
ma mère & Elise, ainsi que mes autres frère & sœur ; mille choses
amicales au beau-frère Charles, Tantes, Oncles & autres parents. Ma femme
se recommande à Votre souvenir. Que Dieu Vous donne à tous la santé & une
longue vie.
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